CHAPITRE XI

Je ne restai pas longtemps inconscient. Quand je revins à moi, il faisait sombre et je devinai aussitôt que j’étais à l’intérieur de la charrette. Il y avait au moins deux personnes avec moi. À sa respiration, je reconnus Kenji. L’autre devait être une des filles, à en juger par son parfum. Ils me tenaient chacun fermement par un bras.

Je me sentais affreusement mal, comme si j’avais reçu un coup sur la tête, et les secousses de la charrette n’arrangeaient pas les choses.

— Je vais vomir, dis-je.

Kenji lâcha mon bras et je m’assis, au bord de la nausée. C’est alors que je me rendis compte que la fille m’avait également lâché. J’oubliai aussitôt mon envie de vomir, tant je voulais désespérément m’échapper. Je protégeai ma tête avec mes bras et me jetai contre l’ouverture rabattable de la charrette.

Elle était solidement attachée de l’extérieur. Je sentis une de mes mains se déchirer en heurtant un clou. Kenji et la fille m’empoignèrent et m’allongèrent de force tandis que je me débattais comme un beau diable. Une voix courroucée cria un avertissement à l’extérieur du véhicule. Kenji jura et me lança :

— Ferme-la ! Tiens-toi tranquille !

— Si les Tohan te trouvent maintenant, tu es mort !

Mais la raison n’avait plus prise sur moi. Quand j’étais enfant, je ramenais souvent des bêtes sauvages à la maison : des renardeaux, des hermines, des bébés lapins. Je n’arrivais jamais à les apprivoiser. Tout ce qu’ils voulaient, poussés par une force aveugle, irrationnelle, c’était s’échapper. Je repensais maintenant à cet élan instinctif. Rien ne comptait pour moi, sinon qu’il fallait absolument empêcher que sire Shigeru puisse croire que je l’avais trahi. Jamais je ne resterais avec ceux de la Tribu. Ils n’arriveraient jamais à me garder prisonnier.

— Fais-le taire, chuchota Kenji en luttant pour m’immobiliser.

Et sous les mains de la fille, le monde de nouveau sombra dans des ténèbres douloureuses.

Cette fois, en reprenant conscience, je crus vraiment que j’étais dans le royaume des morts. Je ne voyais ni n’entendais rien. Il régnait une obscurité absolue et un silence universel. Puis je repris contact avec mes sensations. Je souffrais trop pour être mort. Ma gorge était irritée, j’avais affreusement mal à une main ainsi qu’au poignet qu’un de mes adversaires avait tordu. J’essayai de m’asseoir, mais j’étais entravé par des liens juste assez serrés pour réduire au minimum ma liberté de mouvement. Je tournai la tête en l’agitant : je sentis que j’avais les yeux bandés. Le pire, cependant, c’était ma soudaine surdité. Au bout d’un instant, je me rendis compte qu’on avait bouché mes oreilles. J’éprouvai un soulagement immense en comprenant que je n’avais pas perdu mon ouïe.

Je sursautai en sentant une main sur mon front. Délivré de mon bandeau, je découvris Kenji agenouillé près de moi. Une lampe à huile brûlant par terre, à côté de lui, éclairait son visage. Je pensai en un éclair qu’il était vraiment dangereux. Il avait juré un jour de me protéger au péril de sa vie – sa protection était bien la dernière chose dont j’avais envie, désormais.

Je vis ses lèvres remuer tandis qu’il parlait.

— Je n’entends rien, lui dis-je. Enlevez les bouchons.

Il y consentit, et le monde s’offrit de nouveau à moi. Je restai un moment silencieux, occupé à retrouver mes repères. J’entendais le fleuve dans le lointain : j’étais donc toujours à Inuyama. Aucun bruit ne troublait la maison où je me trouvais, tout le monde dormait en dehors des gardes conversant en chuchotant à l’entrée. Je jugeai que la nuit devait être bien avancée, et j’entendis à cet instant la cloche d’un temple éloigné sonner minuit.

J’aurais dû me trouver à l’intérieur du château, à cette heure.

— Je suis désolé que nous t’ayons fait mal, déclara Kenji. Tu n’avais pas besoin de te débattre avec tant d’énergie.

Je sentais ma fureur aveugle près d’exploser de nouveau, et je m’efforçai de la contenir.

— Où suis-je ?

— Dans une maison de la Tribu. Nous te ferons sortir de la capitale dans un jour ou deux.

Son ton paisible, prosaïque, me mit hors de moi.

— Vous aviez dit que vous ne le trahiriez jamais, la nuit de mon adoption. Vous vous souvenez ?

Kenji soupira.

— Cette nuit-là, nous avons tous deux fait allusion à des obligations contradictoires. Shigeru sait que je suis d’abord au service de la Tribu. Je l’ai averti, à cette occasion comme souvent par la suite, que la Tribu avait sur toi des droits plus anciens, qu’elle ferait valoir tôt ou tard.

— Mais pourquoi maintenant ? demandai-je avec amertume. Vous auriez pu me laisser encore une nuit.

— Peut-être t’aurais-je donné cette chance, en ce qui me concerne. Mais après l’incident de Yamagata, je n’ai plus eu la situation en main. De toute façon, tu serais mort, maintenant. Tu ne serais plus utile à personne.

— J’aurais peut-être eu le temps de tuer Iida, marmonnai-je.

— Cette issue a été également envisagée, mais jugée contraire aux intérêts supérieurs de la Tribu.

— Je suppose qu’il est un bon employeur pour la plupart d’entre vous ?

— Nous travaillons pour ceux qui nous paient le mieux. Une société stable est tout à fait de notre goût, alors qu’une guerre déclarée n’est guère favorable aux affaires. Le gouvernement d’Iida est rude, mais il garantit la stabilité. Nous nous en accommodons fort bien.

— Vous n’avez donc jamais cessé de tromper sire Shigeru ?

— Il m’a souvent rendu la monnaie de ma pièce, tu peux en être sûr.

Kenji resta silencieux une bonne minute avant de reprendre :

— Shigeru était condamné d’avance. Trop de personnages puissants voulaient s’en débarrasser. Il a remarquablement su tirer son épingle du jeu, pour réussir à survivre si longtemps.

Je me sentis glacé.

— Il ne faut pas qu’il meure, chuchotai-je.

— Iida va certainement saisir le premier prétexte venu pour le tuer, dit Kenji d’une voix douce. Il est devenu beaucoup trop dangereux pour qu’on le laisse vivre. Outre qu’il a offensé personnellement Iida par ses amours avec dame Maruyama et par ton adoption, ce qui s’est passé à Yamagata a alarmé les Tohan au plus haut point.

La lampe fumait en répandant une lumière vacillante. Kenji ajouta paisiblement :

— Le problème avec Shigeru, c’est que les gens l’aiment.

— Nous ne pouvons pas l’abandonner ! Laissez-moi partir le retrouver.

— Ce n’est pas moi qui décide. Et même dans ce cas, je ne le pourrais pas. Iida sait que tu fais partie des Invisibles. Il te livrerait à Ando comme il l’a promis. Shigeru aura sans aucun doute une mort de guerrier, rapide et honorable. Toi, tu serais torturé : tu sais ce qu’ils sont capables de faire.

Je me tus. Ma tête me faisait mal et un sentiment d’échec insupportable m’envahissait. Je m’étais senti pareil à un javelot, toutes mes forces tendues vers une cible unique. Maintenant que la main qui me tenait m’avait lâché, je gisais sur le sol, inutile.

— Renonce, Takeo, dit Kenji en observant mon visage. C’est fini.

Je hochai lentement la tête. Mieux valait faire semblant de l’approuver.

— Je meurs de soif.

— Je vais préparer du thé. Ça t’aidera à dormir. Tu veux manger quelque chose ?

— Non. Pouvez-vous me détacher ?

— Pas cette nuit, répondit Kenji.

Je repensai à cette réponse tandis que je me retournais sans parvenir à fermer l’œil plus d’une minute, à la recherche d’une position confortable malgré les liens entravant mes mains et mes pieds. Je décidai qu’elle signifiait que Kenji jugeait possible que je m’échappe une fois détaché. Si mon professeur en jugeait ainsi, c’était probablement vrai. Je n’avais pas d’autre perspective un peu réconfortante, et elle ne me consola pas longtemps.

Vers le lever du jour, il se mit à pleuvoir. J’écoutai l’eau remplissant les gouttières, coulant sur les avant-toits. Puis les coqs chantèrent et la ville s’éveilla. J’entendis les domestiques s’activer dans la maison, je sentis la fumée des feux qu’on allumait dans la cuisine. J’épiai les voix et les pas, afin de les compter, et je dressai dans ma tête le plan de la demeure, en essayant de deviner où elle se trouvait dans la rue et quel était son environnement. D’après les odeurs et les sons qui s’élevèrent quand la maisonnée se mit au travail, je jugeai que j’étais caché dans une brasserie, une de ces vastes maisons de négociants bordant la ville fortifiée. La pièce où je me trouvais n’avait pas de fenêtres. Elle était aussi étroite qu’un nid d’anguilles, et resta dans les ténèbres même après le lever du soleil.

Le mariage devait être célébré le surlendemain. Sire Shigeru serait-il encore vivant ce jour-là ? Et s’il était assassiné avant, que deviendrait Kaede ? Mes pensées me torturaient. Comment le seigneur allait-il passer les deux prochains jours ? Que faisait-il en cet instant même ? Pensait-il à moi ? L’idée qu’il croyait peut-être que je m’étais enfui de mon propre chef me mettait au supplice. Et que disaient les guerriers Otori ? Ils devaient me mépriser.

Je déclarai à Kenji que j’avais besoin d’aller aux cabinets. Il détacha mes pieds et m’y conduisit. Notre cagibi donnait sur une pièce plus vaste que nous traversâmes avant de descendre un escalier menant à l’arrière-cour. Une servante apporta une cuvette d’eau et m’aida à me laver les mains. J’étais couvert de sang, il était impossible que j’eusse tant saigné en me blessant au clou. Je devais avoir sérieusement mis à mal quelqu’un avec mon couteau – je me demandais ce qu’était devenue mon arme, maintenant.

Quand nous rentrâmes dans la chambre secrète, Kenji omit d’attacher de nouveau mes pieds.

— Quelle est la suite des événements ? demandai-je.

— Essaie de dormir encore. Il ne se passera rien aujourd’hui.

— Dormir ! Il me semble que je n’arriverai plus jamais à dormir !

Kenji m’observa un instant puis lança d’une voix brève :

— Ça te passera.

Si j’avais eu les mains libres, je l’aurais tué. Je bondis sur lui tout entravé que j’étais, en brandissant mes poings liés pour l’atteindre sur le côté. Je le pris au dépourvu et nous basculâmes tous les deux, mais il se dégagea avec l’agilité d’un serpent et me cloua au sol. Il était maintenant aussi furieux que moi. Je l’avais déjà vu en colère contre moi, mais cette fois il était hors de lui. Il me gifla à deux reprises sans aucune retenue, si fort que j’en eus la tête qui tournait.

— Laisse tomber ! hurla-t-il. S’il le faut, je vais te cogner jusqu’à ce que tu comprennes. C’est ce que tu veux ?

— Exactement ! hurlai-je à mon tour. Allez-y, tuez-moi. C’est le seul moyen de me garder ici !

Je cambrai mon dos et roulai sur le côté, me libérant ainsi de son poids. J’essayai de lui donner des coups de pied, de le mordre. Il me frappa encore, mais je lui échappai et me jetai de nouveau sur lui, enragé, en le couvrant d’injures.

J’entendis des pas se hâter à l’extérieur, et la porte s’ouvrit. La fille de Yamagata et l’un des garçons se précipitèrent dans la pièce. À trois, ils finirent par me maîtriser, mais j’étais plus qu’à moitié fou de rage et ils ne réussirent pas sans peine à m’attacher de nouveau les pieds.

Kenji bouillait de colère. Les nouveaux arrivants virent dans quel état nous nous trouvions tous deux, et la fille lança :

— Maître, laissez-nous avec lui. Nous allons le surveiller. Vous avez besoin d’un peu de repos.

Manifestement, ils étaient étonnés et choqués de le voir perdre son sang-froid.

Nous avions passé plusieurs mois ensemble, en tant que professeur et élève. Il m’avait appris presque tout ce que je savais. Je lui avais obéi sans discuter, j’avais supporté ses gronderies continuelles, ses sarcasmes et les corrections qu’il m’infligeait. J’avais mis de côté ma suspicion initiale et j’en étais venu à lui faire confiance. Ces liens venaient d’être tranchés brutalement, en ce qui me concernait, et rien ne pourrait les renouer à l’avenir.

Il s’agenouilla devant moi, saisit ma tête et me força à le regarder en face :

— J’essaie de sauver ta vie cria-t-il. Tu ne peux pas te fourrer ça dans le crâne ?

Je lui crachai en plein visage et me raidis dans l’attente d’un coup, mais le jeune homme retint son bras en lui disant d’un ton pressant :

— Allez vous reposer, maître.

Kenji me lâcha et se releva.

— Quel sang as-tu hérité de ta mère, pour être aussi fou et obstiné ? s’exclama-t-il.

Il se dirigea vers la porte, et lança avant de sortir :

— Ne le quittez pas des yeux un seul instant. Ne le détachez sous aucun prétexte.

Après son départ, j’eus envie de crier et de sangloter comme un enfant pris de colère. Des larmes de rage et de désespoir brûlaient mes paupières. Je m’allongeai sur le matelas, les yeux tournés vers le mur.

La fille quitta la pièce peu après et revint avec de l’eau froide et une serviette. Elle me fit asseoir et essuya mon visage. Ma lèvre était fendue, et je sentais l’ecchymose qui s’étendait autour d’un de mes yeux et en travers de la pommette. Mon infirmière se montrait si douce que j’eus l’impression qu’elle éprouvait pour moi une certaine sympathie, bien qu’elle gardât le silence.

Le jeune homme nous observait, aussi peu bavard que sa compagne.

Plus tard, elle apporta du thé et un peu de nourriture. Je bus le thé mais refusai de manger.

— Où est mon couteau ? demandai-je.

— Nous l’avons gardé, répondit-elle.

— Je vous ai blessée avec ?

— Non, c’était Keiko. Elle et Akio ont été atteints à la main, mais sans gravité.

— Je voudrais vous avoir tués tous tant que vous êtes.

— Je sais. Personne ne peut prétendre que vous n’ayez pas combattu bravement. Mais vous aviez cinq membres de la Tribu contre vous. Vous n’avez pas à avoir honte.

Je sentais pourtant la honte m’envahir, comme si elle m’imprégnait au plus profond de ma chair de sa noirceur.

La longue journée passa avec une lenteur oppressante. La cloche du soir venait juste de retentir dans le temple situé au bout de la rue, quand Keiko apparut sur le seuil et chuchota quelques mots à mes deux gardiens. Je l’entendis parfaitement, mais par habitude je fis semblant de rien. J’allais avoir un visiteur – un visiteur nommé Kikuta.

Quelques minutes plus tard, un homme maigre, de taille moyenne, entra dans la pièce, suivi de Kenji. Il y avait une certaine ressemblance entre eux : leur aspect changeant les rendait aussi peu remarquables l’un que l’autre. La peau de l’étranger était plus sombre, d’une nuance plus proche de mon propre teint. Ses cheveux étaient encore noirs, bien qu’il approchât sans doute de la quarantaine.

Il resta debout un instant, les yeux fixés sur moi. Puis il traversa la pièce, s’agenouilla près de moi et, comme Kenji lors de notre première rencontre, examina les paumes de mes mains.

— Pourquoi est-il attaché ? s’enquit-il.

Sa voix était aussi banale que son aspect, malgré un léger accent du Nord.

— Il essaie de s’échapper, maître, dit la fille. Il est plus calme, maintenant, mais il s’est montré d’une grande violence.

— Pourquoi veux-tu t’échapper ? me demanda-t-il. Te voici enfin parmi les tiens.

— Ma famille n’est pas ici, répliquai-je. Avant même d’avoir entendu parler de la Tribu, j’ai juré fidélité à sire Otori. Je suis légalement entré dans le clan par adoption.

Il poussa un grognement.

— Il paraît que les Otori t’appellent Takeo. Quel est ton vrai nom ?

Je ne répondis pas.

— Il a été élevé parmi les Invisibles, dit doucement Kenji. Le nom qu’il a reçu à sa naissance est Tomasu.

Kikuta siffla entre ses dents.

— Il vaut mieux l’oublier. Takeo ira pour le moment, encore que ce nom n’ait jamais été employé dans la Tribu. Sais-tu qui je suis ?

— Non, affirmai-je même si je m’en doutais fortement.

— Non, maître, ne put s’empêcher de chuchoter le jeune homme d’un ton de reproche.

Kikuta sourit.

— Vous ne lui avez pas enseigné les bonnes manières, Kenji ?

— La courtoisie n’est un devoir qu’envers ceux qui le méritent, dis-je.

— Tu sauras que je mérite tout à fait ta politesse. Je suis le chef de ta famille, Kikuta Kotaro, le cousin germain de ton père.

— Je n’ai jamais connu mon père, et je n’ai jamais porté son nom.

— Mais tu portes la marque de ton hérédité Kikuta : l’acuité de ton ouïe, tes dons artistiques et tous les autres talents dont nous savons que tu es abondamment pourvu, sans oublier la ligne qui traverse tes paumes. Ce sont des faits que tu ne peux pas nier.

J’entendis un faible bruit dans le lointain, quelqu’un frappait à la porte d’entrée de la boutique du bas. La porte s’ouvrit, des voix entamèrent une conversation sans importance où il était question de vin. Kikuta avait lui aussi tourné légèrement la tête. Je sentis une émotion en moi : comme si je commençais à le reconnaître.

— Vous entendez tout ? demandai-je.

— Pas aussi bien que toi. Ce don s’amoindrit avec l’âge. Mais j’entends presque tout.

— À Terayama, un jeune moine m’a dit que j’étais comme un chien.

Ma voix se teinta d’amertume.

— D’après lui, j’étais utile à mes maîtres. Est-ce pour cette raison que vous m’avez enlevé ? Parce que je vous serai utile ?

— L’important n’est pas que tu sois utile, répliqua-t-il. C’est que tu sois né dans la Tribu. C’est ta famille.

Tu en ferais partie même si tu étais dénué de tout talent. Et si tu avais tous les dons possibles et imaginables mais sans être natif de la Tribu, tu ne pourrais jamais être des nôtres et nous n’aurions aucun intérêt pour ta personne. Il se trouve que ton père était Kikuta : tu es donc Kikuta.

— Je n’ai pas le choix ?

Il sourit de nouveau.

— Ce n’est pas une chose que tu choisis, pas plus que le fait d’avoir l’ouïe fine.

Cet homme avait l’art de me calmer comme j’avais pu dans le passé calmer des chevaux : en comprenant ma nature. Je n’avais encore jamais rencontré personne qui sût ce qu’on ressentait quand on était Kikuta. Cette compréhension intime m’attirait puissamment.

— Supposons que j’accepte cette destinée : qu’allez-vous faire de moi ?

— Te trouver un lieu sûr dans une autre province, loin des Tohan, où tu pourras achever ta formation.

— Je ne veux plus entendre parler de formation. J’en ai soupé des professeurs !

— Muto Kenji a été envoyé à Hagi en raison de son amitié de longue date avec Shigeru. Il t’a beaucoup appris, mais un Kikuta a besoin d’un maître Kikuta.

Je ne l’écoutais plus.

— Son amitié ? Il l’a trompé et trahi sans vergogne !

La voix de Kikuta s’adoucit.

— Tu as de grands talents, Takeo, et personne ne met en doute ; ta bravoure ou ton cœur. Mais il faut remettre de l’ordre dans ta tête. Tu dois apprendre à maîtriser tes émotions.

— Pour devenir capable de trahir mes amis aussi aisément que Muto Kenji ?

La brève accalmie était terminée, et je sentais de nouveau ma fureur sur le point d’exploser. J’avais envie de m’y abandonner, car seule la colère effaçait mon sentiment de honte. Les deux jeunes gardiens s’avancèrent, prêts à me retenir, mais Kikuta leur fit signe de rester à leur place.

Saisissant mes mains liées, il les tint fermement en me disant :

— Regarde-moi.

Malgré moi, mes yeux rencontrèrent les siens. Je sentis que je me noyais dans mes émotions et que seuls ses yeux m’empêchaient de sombrer. Peu à peu, ma fureur retomba, cédant la place à un épuisement sans bornes. Je ne pus lutter contre le sommeil qui s’amassait sur moi comme les nuages sur la montagne. Les yeux de Kikuta ne me quittèrent pas jusqu’à l’instant où les miens se fermèrent et où les nuées du sommeil m’engloutirent.

À mon l’éveil, il faisait jour. Le soleil glissait ses rayons obliques dans la pièce attenante au cagibi secret, plongeant ma couche dans une faible lumière orangée. Je n’arrivais pas à croire que ce fût de nouveau l’après-midi : je devais avoir dormi presque un jour entier. La fille était assise par terre, à quelques pas de moi. Je me rendis compte qu’on venait de fermer la porte : c’était ce bruit qui m’avait réveillé. L’autre garde avait dû sortir.

— Comment vous appelez-vous ? demandai-je.

Ma voix était rauque, ma gorge me faisait toujours mal.

— Yuki.

— Et l’autre gardien ?

— Akio.

C’était celui dont elle m’avait appris que je l’avais blessé.

— Qu’est-ce que m’a fait cet homme ?

— Le maître Kikuta ? Il vous a juste plongé dans le sommeil. C’est un talent typiquement Kikuta.

Je me rappelai les chiens de Hagi. Un talent typiquement Kikuta…

— Quelle heure est-il ? repris-je.

— La première demie de l’heure du coq.

— Vous n’avez pas de nouvelles ?

— De sire Otori ? Non, aucune.

Elle s’approcha un peu et chuchota :

— Voulez-vous que je lui porte un message de votre part ?

Je la fixai avec stupeur.

— Vous pourriez faire ça ?

— J’ai travaillé comme servante dans la demeure où il loge, comme à Yamagata.

Elle me lança un regard significatif.

— Je peux essayer de lui parler ce soir ou demain matin.

— Dites-lui que je ne suis pas parti de mon plein gré. Demandez-lui de me pardonner…

Il m’était impossible d’exprimer mes sentiments en quelques mots. Je m’interrompis.

— Pourquoi me rendriez-vous un tel service ?

Elle secoua la tête en souriant, en me faisant signe que nous devions nous taire. Akio revint dans le cagibi. Une de ses mains était bandée, et il me traita avec froideur.

Plus tard, ils me détachèrent les pieds et m’emmenèrent prendre un bain. Après m’avoir déshabillé, ils m’aidèrent à entrer dans l’eau chaude. Je me sentais comme un paralytique, le moindre de mes muscles me faisait souffrir.

— Voilà ce qu’on s’inflige à soi-même en s’abandonnant à la fureur, observa Yuki. Vous n’avez pas idée du mal qu’on peut se faire avec sa propre force.

— C’est pourquoi vous devez apprendre à vous maîtriser, ajouta Akio. Sans quoi, vous n’êtes qu’un danger pour les autres aussi bien que pour vous-même.

En me ramenant au cagibi, il me lança :

— Par votre désobéissance, vous avez battu en brèche toutes les règles de la Tribu. Que ceci vous serve de leçon.

Je me rendis compte qu’il ne m’en voulait pas seulement de l’avoir blessé : il éprouvait pour moi une antipathie mêlée de jalousie. Je ne m’en souciai pas autrement. Ma tête me faisait affreusement mal, et ma fureur ne m’avait quitté que pour laisser place à un chagrin infini.

Mes gardiens semblèrent considérer qu’une sorte de trêve avait été conclue, et ils me laissèrent sans liens. Je n’étais guère en état de m’échapper. Je pouvais à peine marcher, pour ne rien dire de partir à l’assaut de fenêtres ou de toits. Je mangeai un peu, c’était mon premier repas depuis deux jours. Yuki et Aldo s’en allèrent, et furent remplacés par Keiko et l’autre garçon, qui s’appelait Yoshinori. Keiko avait elle aussi les mains bandées. Ils semblaient m’être aussi hostiles qu’Aldo. Nous n’échangeâmes pas un seul mot.

Je pensais à sire Shigeru, et priais pour que Yuki parvienne à lui parler. Je me surpris alors à dire les prières des Invisibles, dont les mots me revinrent spontanément. Je m’en étais nourri en même temps que du lait de ma mère, après tout. Comme un enfant, je me les murmurai à moi-même et peut-être en retirai-je du réconfort, car je m’endormis de nouveau, profondément.

Le sommeil me rendit des forces. À mon réveil, c’était le matin. Mon corps s’était un peu remis, et je ne souffrais plus au moindre mouvement. Yuki était de retour. En voyant que j’étais éveillé, elle envoya Akio faire une commission quelconque. Elle semblait plus âgée que les autres, et exerçait une certaine autorité sur eux.

Elle me dit sur-le-champ ce que je brûlais d’entendre :

— Je me suis rendue au logis de sire Otori hier soir et j’ai réussi à lui parler. Il était immensément soulagé de vous savoir sain et sauf. Il craignait plus que tout que vous n’ayez été capturé ou assassiné par les Tohan. Il vous avait écrit hier, dans le vain espoir que cette lettre puisse vous parvenir un jour.

— Vous l’avez avec vous ?

Elle fit oui de la tête.

— Il m’a donné encore autre chose pour vous. Je l’ai caché dans le placard.

Elle ouvrit la porte du placard où la literie était rangée, et attrapa sous une pile de couvertures un paquet allongé. Je reconnus l’étoffe servant d’enveloppe : c’était une vieille robe de voyage de sire Shigeru, celle-là même peut-être qu’il portait le jour où il m’avait sauvé la vie à Mino. Elle me donna le paquet et je l’examinai : un objet rigide était enveloppé à l’intérieur. Je compris sur-le-champ ce dont il s’agissait. Je dépliai la robe d’où je sortis Jato.

Je crus que j’allais mourir de chagrin. Cette fois, mes larmes coulèrent : je ne pus les retenir.

Yuki dit avec douceur :

— Ils doivent se rendre sans armes au château, pour le mariage. Il ne voulait pas que son sabre soit perdu si jamais il ne revenait pas.

— Il ne reviendra pas, affirmai-je en pleurant de tout mon cœur.

Yuki m’enleva le sabre, l’enveloppa de nouveau et le replaça dans le placard.

— Pourquoi avoir fait cela pour moi ? demandai-je. Vous êtes certainement en train de désobéir à la Tribu.

— Je suis originaire de Yamagata. J’étais là-bas quand Takeshi a été assassiné. J’ai grandi avec la fille de la famille qui l’hébergeait. Vous avez vu l’ambiance qui règne dans cette ville, combien ses habitants aiment sire Shigeru. Je suis comme eux. Et je pense que Kenji, le maître Muto, s’est mal comporté envers vous deux.

Il y avait une note de défi dans sa voix, comme dans celle d’un enfant indigné – et désobéissant. Je n’avais pas envie de l’interroger davantage. J’étais simplement éperdu de reconnaissance pour ce qu’elle avait fait pour moi.

— Donnez-moi la lettre, dis-je au bout d’un moment.

Il avait suivi les leçons d’Ichiro, et son écriture était exactement ce que la mienne aurait dû être : fluide et hardie. Il avait écrit d’abord un mot bref. « Takeo, je suis si heureux que tu sois sain et sauf. Il n’y a rien à pardonner. Je sais que tu serais incapable de me trahir, et j’ai toujours été persuadé que la Tribu essaierait de t’enlever. Pense à moi demain. »

La lettre principale suivait…

Takeo, quelles qu’en soient les raisons, nous n’avons pas pu aller jusqu’au bout de notre pari. Mes regrets sont cruels, mais du moins le chagrin de t’envoyer à la mort m’est ainsi épargné. Je pense que tu te trouves au sein de la Tribu, de sorte que ta destinée ne dépend plus de moi. Cela dit, tu es mon fils adoptif et mon unique héritier légitime. J’espère que tu seras un jour en mesure d’entrer en possession de l’héritage des Otori. Si je meurs sous les coups d’Iida, je te charge de venger ma mort. Mais ne me pleure pas, car je crois que j’accomplirai davantage dans la mort que durant ma vie. Sois patient. Je te demande également de prendre soin de dame Shirakawa.

Des liens contractés dans une vie antérieure ont certainement décidé de l’intensité de nos sentiments. Je suis heureux de t’avoir rencontré à Mino. Je t’embrasse.

Ton père adoptif, Shigeru.

Son sceau était appliqué sur la missive.

— Les guerriers Otori croient que vous et le maître Muto avez été assassinés, dit Yuki. Personne n’imagine que vous auriez pu partir de votre plein gré. J’ai pensé que vous seriez content de le savoir.

Je songeai à tous ces hommes qui m’avaient taquiné et choyé, en m’apprenant tant de choses et en me supportant avec tant de patience. Ils avaient été fiers de moi, et ils me gardaient jusqu’au bout leur estime. Une mort certaine les attendait, mais je les enviais car ils allaient périr avec sire Shigeru, alors que j’étais condamné à vivre, en commençant par ce jour terrible.

Chaque bruit du dehors me faisait tressaillir. À un moment, peu après midi, je crus entendre dans le lointain des sabres s’entrechoquer, des hommes crier, mais personne ne vint me donner la moindre nouvelle. Un silence insolite et oppressant tomba sur la cité.

Ma seule consolation était de savoir Jato dans sa cachette, à portée de ma main. Je fus souvent tenté de prendre le sabre et de me frayer de force un chemin hors de la maison, mais le dernier message de Shigeru m’avait enjoint de me montrer patient. Le chagrin avait succédé à la fureur, mais maintenant que mes larmes séchaient il faisait place à son tour à la détermination. Je ne sacrifierais ma vie qu’à condition d’entraîner Iida dans ma perte.

Vers l’heure du singe, j’entendis une voix dans la boutique du bas. Mon cœur s’arrêta, car je savais que des nouvelles devaient être arrivées. J’étais sous la surveillance de Keiko et Yoshinori, mais Yuki entra quelques minutes plus tard et leur dit de s’en aller.

Elle s’agenouilla près de moi et posa sa main sur mon bras.

— Muto Shizuka nous a fait parvenir un message du château. Les maîtres vont venir vous parler.

— Il est mort ?

— Non, pire que cela : prisonnier. Ils vont tout vous dire.

— Il est condamné au suicide ?

Yuki hésita. Elle lança précipitamment, sans me regarder :

— Iida l’a accusé de donner asile à un Invisible, d’en être un lui-même. Ando a un compte personnel à régler avec lui, et il exige qu’il soit châtié. Sire Otori a été dépouillé des prérogatives de la classe des guerriers, et doit être traité comme un criminel de droit commun.

— Iida n’osera jamais.

— Il a déjà osé.

J’entendis des pas s’approcher dans la pièce attenante. L’indignation et le choc me remplirent d’une énergie soudaine. Bondissant vers le placard, je saisis Jato et le dégainai d’un même mouvement. Je sentis l’arme s’adapter tout naturellement à ma main, et je la brandis au-dessus de ma tête.

Kenji et Kikuta entrèrent dans le cagibi. En voyant Jato dans mes mains, ils se figèrent. Kikuta chercha son couteau sous sa robe, mais Kenji ne bougea pas.

— Je n’ai pas l’intention de vous attaquer, assurai-je. Encore que vous méritiez de mourir. Mais je vais me tuer…

Kenji roula des yeux effarés. Kikuta dit avec douceur :

— Nous espérons que tu n’auras pas à en venir à de telles extrémités.

Au bout d’un instant, il poussa un sifflement et reprit d’un ton presque impatient :

— Assieds-toi, Takeo. Tu as été suffisamment clair.

Nous nous installâmes tous par terre et je posai le sabre sur la natte, à portée de ma main.

— Je vois que Jato t’a trouvé, dit Kenji. J’aurais dû m’y attendre.

— C’est moi qui l’ai apporté, maître, avoua Yuki.

— Non, c’est le sabre qui s’est servi de toi. Il passe ainsi de main en main. Je devrais le savoir : il s’est servi de moi pour trouver Shigeru après Yaegahara.

— Où est Shizuka ? demandai-je.

— Toujours au château. Elle n’est pas venue en personne. Le simple fait d’envoyer un message était très dangereux, mais elle voulait que nous sachions ce qui s’était passé et apprendre de son côté nos intentions.

Dites-moi tout.

— Dame Maruyama a tenté de s’enfuir du château avec sa fille, hier.

Kikuta parlait d’une voix égale, sans émotion.

— Elle avait soudoyé des bateliers pour traverser le fleuve. Ils ont été trahis et interceptés. Les trois femmes se sont jetées dans l’eau. La dame et sa fille se sont noyées, mais Sachie, la servante, a été sauvée. Elle aurait mieux fait de se noyer, car les Tohan l’ont torturée jusqu’à ce qu’elle révèle les liens de sa maîtresse avec Shigeru, l’alliance de ce dernier avec Araï et les relations de la dame avec les Invisibles.

— Ils ont fait comme si le mariage aurait bien lieu, jusqu’au moment où Shigeru s’est trouvé à l’intérieur du château, poursuivit Kenji. Ils ont alors massacré les guerriers Otori et accusé le seigneur de haute trahison.

Il fit une brève pause puis reprit paisiblement :

— Shigeru est déjà suspendu au mur du château.

— Crucifié ? chuchotai-je.

— Non, attaché par les bras.

Je fermai un instant les yeux, en imaginant la souffrance, les épaules disloquées, la lente asphyxie, l’épouvantable humiliation.

— Une mort de guerrier, rapide et honorable ? lançai-je à Kenji d’un ton accusateur.

Il ne répondit pas. Son visage habituellement si mobile était figé, et sa peau claire était affreusement pâle.

Je tendis la main et la posai sur Jato, puis je dis à Kikuta :

— J’ai une proposition à faire à la Tribu. Je crois savoir que vous travaillez pour ceux qui vous paient le mieux. Je veux acheter vos services en vous offrant quelque chose à quoi vous semblez accorder un grand prix, à savoir ma vie et mon obéissance. Laissez-moi aller au château cette nuit et mettre fin au supplice de sire Shigeru. En échange, je m’engage à renoncer au nom d’Otori et à rejoindre les rangs de la Tribu. Si vous refusez, je me tuerai sur-le-champ. Je ne sortirai jamais vivant de cette pièce.

Les deux maîtres échangèrent un regard. Kenji hocha imperceptiblement la tête, et Kikuta déclara :

— Je dois convenir que la situation a changé et que nous semblons arrivés à une impasse.

La rue s’anima brusquement, des gens coururent, des cris retentirent. Nous tendîmes tous deux l’oreille, en obéissant à notre nature identique de Kikuta. La rumeur s’éteignit, et il poursuivit :

— J’accepte ta proposition. Je t’autorise à te rendre au château cette nuit.

— Je l’accompagnerai, s’écria Yuki. En attendant, je vais faire les préparatifs nécessaires.

— Si le maître Muto est d’accord.

— Je suis d’accord, dit Kenji. Je viendrai avec vous.

— Rien ne vous y oblige, lançai-je.

— Je vous accompagnerai quand même.

— A-t-on une idée de la position d’Araï ? demandai-je.

Kenji répondit :

— Même en faisant marche toute la nuit vers Inuyama, il n’arriverait pas avant l’aube.

— Mais il est en route ?

— Shizuka croit qu’il n’attaquera pas la forteresse. Tout ce qu’il espère, c’est de parvenir à amener Iida à le combattre sur la frontière.

— Et Terayama ?

— Ils se soulèveront quand ils apprendront cet outrage, assura Yuki. Et ce sera la même chose à Yamagata.

— Aucune révolte ne réussira tant qu’Iida sera vivant, intervint Kikuta avec une colère soudaine, et de toute façon ces développements ultérieurs ne nous concernent pas. Il s’agit de mettre fin au supplice de Shigeru, notre accord ne va pas plus loin.

Je me tus. « Tant qu’Iida sera vivant… »

La pluie recommença à tomber. Sa douce rumeur remplit la ville, elle lava tuiles et pavés, rafraîchit l’air étouffant.

— Et dame Shirakawa ? demandai-je.

— Shizuka dit qu’elle est sous le choc, mais calme. Aucun soupçon ne semble peser sur elle, malgré le blâme que lui vaut sa réputation malheureuse. Les gens disent qu’elle est maudite, mais on ne croit pas qu’elle soit mêlée à la conspiration. Sachie, la servante, était plus faible que ne le pensaient les Tohan, et la mort l’a délivrée de la torture avant qu’elle ait pu accuser Shizuka, semble-t-il.

— A-t-elle fait des révélations à mon sujet ?

Kenji soupira.

— Elle n’était au courant de rien, en dehors du fait que tu appartenais aux Invisibles et avais été sauvé par Shigeru, ce qu’Iida savait déjà. Ando et lui croient que Shigeru t’a adopté uniquement pour les insulter, et que tu t’es enfui parce qu’on t’avait reconnu. Ils ne se doutent pas que tu fais partie de la Tribu, et ils ignorent tes talents.

C’était un premier avantage. Le temps et la nuit constituaient un autre atout. La pluie n’était plus qu’une bruine, et une épaisse couche de nuages cachait entièrement la lune et les étoiles. Et je comptais aussi sur le changement qui était intervenu en moi. Une dimension de mon être, restée jusqu’alors à moitié informe, s’était enfin pleinement réalisée. Mon explosion de fureur, suivie du profond sommeil des Kikuta, avait pour ainsi dire éliminé les scories de ma nature, ne laissant qu’un noyau d’acier indestructible. Je reconnaissais en moi-même ce moi véritable que j’avais entrevu chez Kenji, comme si Jato s’était éveillé à la vie.

Nous préparâmes tous trois l’équipement et les tenues dont nous avions besoin. Ensuite, je passai une heure à exercer mon corps. Mes muscles étaient encore raidis, même s’ils me faisaient moins mal. J’étais surtout préoccupé par mon poignet droit. En soulevant Jato, j’avais senti un élancement douloureux se propager jusqu’au coude. Finalement, Yuki me noua autour du poignet un bracelet de cuir pour le protéger.

Quand la seconde demie de l’heure du chien sonna, nous fîmes un repas léger. Puis nous nous assîmes en silence, en ralentissant notre souffle et le cours de notre sang. Pour améliorer notre vision nocturne, nous avions plongé la pièce dans l’obscurité. On avait imposé un couvre-feu précoce, et des patrouilles à cheval parcouraient les rues en forçant les gens à rentrer chez eux. Après quoi, le silence régna sur la ville. Autour de nous, la maison chantait sa mélodie du soir : on emporta des plats, les chiens reçurent leur pitance, les gardes prirent leur poste pour la nuit. J’entendis les pas des servantes allant installer les lits dans les chambres, les boules d’un abaque cliqueter pendant que quelqu’un faisait les comptes du jour. Peu à peu, le chant se réduisit à quelques notes constantes : la respiration profonde des dormeurs, la rumeur des ronflements, le cri soudain d’un homme au comble de la passion physique. Ces bruits humains, si banals, attendrirent mon âme. Je me surpris à penser à mon père, à son désir de mener la vie d’un homme ordinaire. Avait-il crié ainsi à l’instant où j’avais été conçu ?

Au bout d’un moment, Kenji demanda à Yuki de nous laisser seuls quelques minutes. Il s’assit près de moi et murmura :

— On a prétendu que Shigeru avait des liens avec les Invisibles. Dans quelle mesure cette accusation est-elle fondée ?

— Il n’y a jamais fait allusion devant moi, sauf pour me donner un autre nom que Tomasu et pour me mettre en garde contre mes prières.

— Le bruit court qu’il n’a pas voulu nier. Il aurait refusé de souiller leurs images saintes.

Kenji semblait déconcerté, presque irrité.

— La première fois que j’ai rencontré dame Maruyama, elle a tracé le signe des Invisibles sur ma main, dis-je lentement.

— Il m’a caché tant de choses. Et moi qui croyais le connaître !

— A-t-il appris la mort de dame Maruyama ?

— Apparemment, Iida s’est fait un plaisir de le mettre au courant.

Je songeai un moment à cette scène. Je savais que sire Shigeru n’aurait jamais accepté de renier les croyances auxquelles la dame tenait si profondément. Qu’il y ait ou non adhéré, il ne pouvait céder aux intimidations d’Iida. Et maintenant, il tenait la promesse qu’il avait faite à sa bien-aimée à Chigawa. Il n’épouserait aucune autre femme, et ne vivrait jamais sans elle.

— Je ne pouvais pas supposer qu’Iida le traiterait de cette façon, dit Kenji.

J’eus l’impression qu’il essayait plus ou moins de s’excuser, mais sa trahison était trop grave pour que je puisse lui pardonner. J’étais content qu’il nous accompagne et mette ses talents à notre disposition, mais après cette nuit, j’avais l’intention de ne plus jamais le revoir.

— Allons délivrer sire Shigeru de ses peines, lançai-je.

Je me levai et appelai Yuki à voix basse. Elle rentra dans la chambre et nous endossâmes la tenue noire qui est celle de la Tribu la nuit et masque les mains et le visage de façon qu’aucune parcelle de peau n’apparaisse. Nous emportâmes des cordelettes, des cordes et des grappins, des couteaux longs et courts ainsi que des capsules de poison qui nous procureraient le cas échéant une mort rapide.

Je pris Jato.

— Laisse-le ici, dit Kenji. Tu ne peux pas faire l’escalade avec un sabre.

J’ignorai sa remarque – je savais très bien pour quoi j’en aurais besoin.

La demeure où la Tribu m’avait caché se trouvait à l’extrémité ouest de la capitale, au milieu des maisons de négociants situées au sud du fleuve. Le quartier était un vrai labyrinthe de ruelles et de passages étroits, qu’il était aisé de traverser sans être vu. Au bout de la rue, nous découvrîmes le temple encore éclairé car les prêtres préparaient les rituels de minuit. Un chat était assis près d’une lanterne de pierre. Il ne bougea pas en nous voyant passer furtivement.

Comme nous approchions du fleuve, j’entendis un cliquetis d’acier et des pas pesants. Kenji se rendit invisible sous un porche, tandis que Yuki et moi-même bondissions silencieusement sur un toit où nous nous confondîmes avec les tuiles.

La patrouille comprenait un homme à cheval suivi de six fantassins. Deux d’entre eux portaient des torches enflammées. Ils progressaient le long de la rue bordant le fleuve, en éclairant et en scrutant chaque venelle. Ils faisaient tant de bruit qu’ils ne m’inquiétèrent pas un seul instant.

Les tuiles étaient humides et glissantes sous mon visage. La bruine légère continuait d’amortir les sons.

Il devait pleuvoir en cet instant même sur le visage de sire Shigeru…

Je sautai du mur, et nous repartîmes en direction du fleuve.

Un petit canal coulait le long de la ruelle. Yuki nous mena à la bouche d’égout où il disparaissait sous la chaussée. Nous nous y engouffrâmes, en dérangeant le sommeil des poissons, et refîmes surface à l’endroit où il se jetait dans la rivière. L’eau étouffait le bruit de nos pas. Devant nous surgit la masse obscure du château. Les nuages étaient si bas que j’avais peine à distinguer les tours les plus élevées. Nous étions séparés de la muraille fortifiée par le fleuve, puis par les douves.

— Où est-il ? demandai-je à Kenji en chuchotant.

— Du côté est, en contrebas du palais d’Iida. Là où nous avons vu les anneaux de fer.

Un flot de bile me remonta à la gorge. Je dis en luttant contre la nausée :

— Et les gardes ?

— Plusieurs sont stationnés dans le couloir, juste au-dessus de lui. D’autres patrouillent dans la cour, à ses pieds.

Comme je l’avais fait à Yamagata, je m’assis et contemplais longuement le château. Aucun de nous ne parlait. Je sentis mon être obscur de Kikuta se lever en moi, prendre possession de chaque veine, de chaque muscle. C’était ainsi que j’allais prendre moi-même possession du château et le forcer à me rendre ce qu’il gardait prisonnier.

Je sortis Jato de ma ceinture et le posai sur la berge en le cachant dans l’herbe haute.

« Attends ici, lui dis-je en moi-même. Je vais t’amener ton maître. »

Nous nous glissâmes un à un dans le fleuve et nageâmes sous l’eau jusqu’à l’autre rive. J’entendis la première patrouille dans les jardins, au-delà des douves. Nous nous tapîmes dans les roseaux jusqu’à ce qu’elle soit passée, puis nous traversâmes en courant le marécage étroit avant de replonger dans les douves.

Quand nous émergeâmes, nous vîmes la muraille se dresser juste devant nous. Elle était surmontée d’un petit mur à toit de tuiles qui faisait le tour du jardin devant la résidence et du terrain s’étendant derrière jusqu’à la muraille. Kenji sauta dans la cour pour guetter les patrouilles tandis que Yuki et moi-même rampions sur le toit de tuiles vers le côté sud-est. Nous entendîmes à deux reprises le chant du grillon, qui était le signal d’avertissement de Kenji, et nous nous rendîmes invisibles au sommet du mur tandis que les patrouilles passaient à nos pieds.

Je m’agenouillai et regardai en haut. Au-dessus de moi s’alignaient les fenêtres du couloir s’étendant à l’arrière de la résidence. Elles étaient toutes fermées et munies de barreaux, à l’exception de la plus proche des anneaux de fer auxquels sire Shigeru était suspendu par deux cordes nouées à ses poignets. Sa tête était renversée sur sa poitrine, et je crus qu’il était déjà mort. Puis je vis que ses pieds s’appuyaient légèrement contre le mur, de façon à soulager un peu ses bras. J’entendis son souffle rauque, ralenti. Il était vivant.

Le parquet du rossignol chanta. Je m’aplatis sur les tuiles. Quelqu’un se pencha à la fenêtre ouverte, et sire Shigeru poussa un cri de douleur quand une secousse sur la corde fit déraper ses pieds.

— Danse, Shigeru, c’est le jour de tes noces ! s’esclaffa le garde.

Je sentis la rage monter lentement en moi. Yuki posa une main sur mon bras, mais il n’était pas question que je laisse éclater ma violence. Ma colère était froide, désormais, et d’autant plus redoutable.

Nous restâmes un long moment aux aguets. Plus une seule patrouille. Kenji les avait-il toutes réduites au silence ? La lampe de la fenêtre fumait en répandant une lueur vacillante. Un soldat apparaissait toutes les dix minutes environ. Chaque fois que le supplicié trouvait un point d’appui pour ses pieds, un garde venait secouer la corde. Le cri de souffrance qui suivait était de plus en plus faible, et il fallait à chaque fois plus de temps au seigneur pour reprendre des forces.

La fenêtre restait ouverte. Je chuchotai à Yuki :

— Il faut que nous grimpions là-haut. Si vous pouvez tuer les gardes au fur et à mesure qu’ils arrivent, je m’occuperai de la corde. Coupez les liens de ses poignets quand vous entendrez le cri du cerf. Je descendrai sire Shigeru.

— Je vous retrouverai au canal, répondit-elle tout bas.

Dès que la nouvelle visite des tortionnaires fut achevée, nous nous laissâmes tomber dans la cour et entreprîmes d’escalader le mur de la résidence. Yuki entra par la fenêtre tandis que je me plaquais sur la saillie qui s’avançait dessous, sortis la corde et l’attachai à l’un des anneaux de fer.

Le rossignol chanta. Invisible, je me figeai contre le mur. J’entendis quelqu’un se pencher au-dessus de moi, puis un hoquet étouffé, les vains efforts de l’homme étranglé pour se dégager, puis le silence.

Yuki chuchota :

— Allez-y !

Je commençai à descendre vers sire Shigeru, en laissant filer la corde. Je l’avais presque rejoint quand j’entendis le chant du grillon. De nouveau je me rendis invisible, en priant le Ciel pour que la corde soit cachée par la brume. J’entendis la patrouille passer à mes pieds. Leur attention fut distraite par un bruit d’éclaboussement dans les douves. Un soldat s’avança au bord du mur pour éclairer l’eau avec sa torche. La lueur brilla faiblement dans le brouillard.

— Ce n’était qu’un rat, s’écria-t-il.

Les hommes disparurent et j’entendis leurs pas s’éloigner lentement.

Le temps pressait. Je savais qu’un autre garde allait bientôt surgir au-dessus de moi. Combien de temps encore Yuki parviendrait-elle à les tuer un par un ? Le mur était glissant, et la corde encore plus. Je dégringolai les derniers mètres afin de me retrouver à la hauteur de sire Shigeru.

Ses yeux étaient fermés, mais il m’entendit ou sentit ma présence car il les ouvrit et chuchota mon nom sans montrer aucune surprise. L’ombre de son sourire lumineux passa sur son visage, et je sentis de nouveau mon cœur se briser.

— Ça va faire mal, dis-je. Ne faites aucun bruit.

Il referma les yeux et appuya ses pieds contre le mur. Je l’attachai à moi aussi solidement que je pus, puis je poussai le cri du cerf. Yuki coupa les cordes qui retenaient sire Shigeru. Il poussa malgré lui un gémissement étouffé quand ses bras furent libres, et sous son poids mes pieds dérapèrent sur le mur glissant. Je priai pour que ma corde tienne le coup, tandis que nous tombions comme une masse. Notre chute se termina par une terrible secousse, mais nous atterrîmes juste au-dessus du sol, à une douzaine de centimètres près.

Kenji sortit de l’ombre, et ensemble nous détachâmes le seigneur et le portâmes jusqu’au mur.

Après que Kenji eut lancé les grappins, nous réussîmes à hisser en haut le supplicié. Puis nous l’attachâmes de nouveau, et Kenji le fit glisser le long du mur tandis que je descendais à côté de lui en essayant de soulager un peu ses souffrances.

Il était impossible de faire halte au pied de la muraille, et nous dûmes lui faire traverser les douves sur-le-champ, en couvrant son visage avec une cagoule noire. Sans le brouillard, on nous aurait découverts tout de suite, car nous ne pouvions l’immerger. Nous le portâmes enfin à travers le dernier terrain dépendant du château, jusqu’à la rive du fleuve. Il était maintenant presque inconscient, couvert de sueur tant il souffrait. Ses lèvres étaient à vif aux endroits qu’il avait mordus pour s’empêcher lui-même de crier. Ses deux épaules étaient démises, comme je l’avais prévu, et il devait avoir des lésions internes car il crachait du sang.

La pluie s’intensifia. Un cerf – un vrai, celui-là – cria de frayeur en nous apercevant et s’enfuit en bondissant. Mais aucune rumeur ne s’éleva du château. Nous plongeâmes sire Shigeru dans le fleuve et nageâmes doucement, sans hâte, vers l’autre rive. Je bénissais la pluie car elle nous rendait invisibles et étouffait tous les bruits, mais elle m’empêcha aussi d’apercevoir le moindre signe de Yuki quand je me retournai pour regarder le château.

Une fois sur la berge, nous étendîmes le seigneur sur l’herbe haute de l’été. Kenji s’agenouilla près de lui, le débarrassa de sa cagoule et essuya son visage trempé.

— Pardonnez-moi, Shigeru, murmura-t-il.

Le seigneur sourit mais ne dit rien. Il rassembla toutes ses forces pour chuchoter mon nom.

— Je suis là.

— Tu as Jato avec toi ?

— Oui, sire Shigeru.

— C’est le moment de t’en servir. Porte ma tête à Terayama et enterre-la à côté de Takeshi.

Un nouveau spasme de douleur lui coupa un instant la parole. Il reprit :

— Et apporte-moi là-bas la tête d’Iida.

Comme Kenji l’aidait à se mettre à genoux, il dit d’une voix tranquille :

— Takeo ne m’a jamais déçu.

Je sortis Jato de son fourreau. Le seigneur tendit la tête en murmurant quelques mots : les prières que les Invisibles ont coutume de dire à l’instant de la mort, puis le nom de l’illuminé. Je priai, moi aussi, pour qu’il me soit donné de ne pas le décevoir maintenant. Il faisait plus sombre qu’en cette nuit où Jato dans sa main m’avait sauvé la vie.

Je brandis le sabre, sentis la douleur sourde irradier mon poignet et demandai pardon à sire Shigeru. Le sabre-serpent bondit, mordit et, rendant ainsi un ultime service à son maître, lui ouvrit les portes de l’autre monde.

Dans le silence absolu de la nuit, le sang bouillonnant semblait faire un bruit monstrueux. Nous prîmes la tête et la lavâmes dans le fleuve avant de l’envelopper dans la cagoule. Nous avions tous deux les yeux secs – nous étions au-delà du chagrin ou du remords.

Il y eut un remous sous les eaux, et quelques instants plus tard Yuki émergea avec l’aisance d’une loutre. Grâce à l’acuité de sa vision nocturne, elle embrassa la scène d’un coup d’œil, s’agenouilla près du corps et dit une brève prière. Je soulevai la tête – comme elle était lourde ! – et la posai dans ses mains.

— Portez-la à Terayama, dis-je. Je vous retrouverai là-bas.

Elle acquiesça de la tête et je vis briller ses dents quand elle me sourit.

— Nous devons tous filer, maintenant, lança Kenji. C’était du beau travail, mais c’est terminé.

— Je veux d’abord faire don de son corps au fleuve.

Je ne pouvais pas supporter l’idée de le laisser sans sépulture sur la berge. Je pris des pierres à l’embouchure du canal et les nouai dans le pagne qui était son seul vêtement. Mes deux compagnons m’aidèrent à le plonger dans l’eau.

Je nageai jusqu’à l’endroit le plus profond du fleuve et lâchai le corps, que je sentis s’enfoncer d’un seul coup. Du sang remonta à la surface, faisant une tache sombre dans le brouillard blanc, mais les flots l’emportèrent.

Je pensai à la maison de Hagi où le fleuve était toujours à notre porte, et au héron qui faisait chaque soir une visite au jardin. Maintenant, Otori Shigeru était mort. Mes larmes coulaient, et elles aussi le fleuve les emportait.

Mais pour moi, l’œuvre de la nuit n’était pas achevée. Je retournai sur la rive et soulevai Jato. La lame ne portait presque aucune trace de sang. J’essuyai le sabre et le remis dans le fourreau. Je savais que Kenji avait raison, que l’arme me gênerait pour escalader les murs – mais elle m’était indispensable maintenant. Je ne dis pas un mot à Kenji, et me contentai de répéter à Yuki :

— Je vous reverrai à Terayama.

Kenji chuchota « Takeo », mais sans conviction.

Il devait avoir compris que rien ne m’arrêterait. Il étreignit brièvement Yuki. Ce ne fut qu’alors que je réalisai qu’elle était évidemment sa fille. Il me suivit quand je replongeai dans le fleuve.

Clan Des Otori
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